Ce nouveau numéro de la revue Sciences et Actions Sociales a pour ambition "d'interroger les rapports complexes entre le champ de l’intervention sociale et les mondes des quartiers prioritaires de la politique de la ville". Eric Marlière et Jean-Sébastien Alix, tous deux sociologues et chercheurs au Centre de rercherche "Individus, Epreuves, Société" (CeRIES), indiquent que les études abordant les relations entre les jeunesses des quartiers populaires et les professionnel du travail social y exerçant, sont assez rares. Le rôle des CCAS, des centres sociaux, des assistants sociaux ou encore des éducateurs en prévention spécialisée (parfois appelés "éducateurs de rue") est pourtant primmordial auprès des populations jeunes des QPV. Le travail de ces acteurs est d'ailleurs l'un des enjeux abordés durant le cycle de webinaire "Jeunesses des quartiers" organisé par le CRPRS et l'IREV.
Ce numéro vise donc à "décliner à un niveau microsocial et local les rapports multiples et parfois complexes entre jeunes évoluant dans les quartiers prioritaires des politiques de la ville, quels que soient les trajectoires (délinquance, galère, études, etc.) et les professionnels du travail social fragilisés par les réformes des politiques publiques depuis plus de vingt ans".
Une revue en trois axes
L'ensemble du numéro de cette revue répond aux questions suivantes : "Comment travailler avec des jeunes des « quartiers dont on parle » (Collectif, 1998) en rupture et confrontation avec les institutions ? De quelle façon les travailleurs sociaux peuvent accompagner des usagers excédés alors qu’ils sont tiraillés par des logiques libérales et sécuritaires ?" Et pour y répondre, ce numéro est découpé en trois axes laissant apparaître chacun plusieurs articles.
- Les stratégies de résistances des habitants des quartiers prioritaires des politiques de la ville à l’égard du champ de l’action sociale : avec l'article de Rosa Bortolotti s'intéressant au conflit entre jeunes et éducateurs autour de l'utilisation des outils numériques ainsi que l'article de Mickaël Chelal sur les tensions qui peuvent exister entre acteurs de la politique de la ville et différentes générations de jeunes autour du lieu que représente un centre social.
- La conflictualité interne au sein du champ de l’intervention sociale susceptible de conduire à des ruptures avec certains habitants des quartiers prioritaires des politiques de la ville : avec les articles de Bruno Michon et David Puaud sur la difficulté des travailleurs sociaux à concilier leur travail de confiance auprès des habitants et les injonctions qu'ils reçoivent pour répondre à certains objectifs de politiques publiques.
- Conjurer les précarités multiples malgré les difficultés matérielles et les supports d’appréciation parfois dysfonctionnels du travail social en fonction des rapports sociaux sur le terrain : avec l'article d'Anne Fernandes sur les difficultés du travail social auprès de la jeunesse populaire qui mène des études supérieures, et celui de Fathi Ben Mrad qui s'intéresse aux apports et limites du travail de médiation dans le champ de l’intervention sociale.
Nous revenons ici sur les articles de Rosa Bortolotti et de Bruno Michon qui résonnent particulièrement avec le cycle "Jeunesses des quartiers". Cependant, l'ensemble des articles de cette revue est consultable via le lien suivant.
La « panique » des éducateurs face aux pratiques numériques des jeunes de quartiers populaires
L'article de Rosa Bortolotti s'intéresse aux représentations qu'ont les éducateurs de rue à l'égard des pratiques numériques des jeunes en quartiers populaires. Elle propose de parler de "panique numérique" pour dresser un parallèle avec le concept de "panique morale" qui désigne "la manière systématique par laquelle des groupes de personnes, avec l’appui des médias de masse, parviennent à transformer des pratiques ou comportements d’autres groupes en problèmes publics, en dépit de toute réflexivité et rationalité scientifiques." Cette "panique numérique" touche d'après elle une partie des travailleurs sociaux qui ont une vision exclusivement négative et caricaturale des usages numériques des jeunes. Cette vision déformée s'appuie sur trois mythes :
- Le mythe de jeunes incapables d'utiliser les réseaux sociaux numériques de façon raisonnable, hyper connectés et aux pratiques numériques naïves. Ce mythe "symbolise la nouvelle grammaire du roman social de la déviance : les jeunes n’occupent plus les espaces publics de la rue, ils sont enfermés dans leurs chambres ou dans les zones disposant d’un accès internet".
- Le mythe d'une exposition systématique à différents risques inhérents aux réseaux sociaux : une atteinte à l'image pour les jeunes filles, une attirance pour la violence pour les garçons. Ce mythe s'appuie - dans les entretiens qu'a menés la chercheuse - sur des situations non-vécues mais anticipées par les travailleurs sociaux qui voient ces risques comme inévitables. Ils sont liés à des stéréotypes de genre qui passent de la rue à l'espace numérique.
- Le mythe d'une perpétuelle recherche de buzz par les jeunes sur les réseaux sociaux, à travers la diffusion d'images de violences et de bagarres. Cette vision de la jeunesse en recherche de violence va au-delà des représentations des travailleurs sociaux et se retrouve généralisée dans de nombreux groupes sociaux, alimentés par certains récits médiatiques.
Les professionnels du social et de la santé mentale à l’épreuve de la prévention de la radicalisation
L'article de Bruno Michon quant à lui s'intéresse à "la manière dont les professionnel.le.s de l’intervention sociale et de la santé mentale redéfinissent le problème de la radicalisation et du séparatisme pour le faire coïncider avec leurs missions". Les travailleurs sociaux interviennent au niveau de la prévention, de la détection et de la prise en charge des processus de radicalisation. Dans une profession où le secret professionnel et la confiance sont des clés de voûte, il n'est pas aisé pour ces professionnels d'être au coeur de la politique publique de prévention de la radicalisation. Bruno Michon observe donc que les professionnels du social et de la santé mentale redéfinissent le problème public de la prévention de la radicalisation afin que celui-ci puisse correspondre à leurs missions.
Ainsi, il remarque que ces professionnels remplacent la définition sécuritaire du problème - « la radicalisation est un problème de sécurité publique qui nécessite d’être réprimé » - par une définition alternative - « La radicalisation est un problème de vulnérabilité qui nécessite d’être accompagnée". Il remarque également que face à l'impératif des acteurs de la sécurité de collecter des informations, les travailleurs du social et de la santé mentale mettent très souvent en avant l'importance de la relation de confiance qu'ils créent avec les individus qu'ils accompagnent et l'importance de ne pas "rompre le lien". Dès lors, ils décident parfois de ne pas transmettre les informations ou de ne le faire que de façon partielle.
Bruno Michon conclut cependant en soulignant "que les professionnels de la sécurité, du social et de la santé mentale se situent dans une relation de dépendance qui les contraint à coopérer dans un certain nombre de situations. On constate finalement peu de refus systématiques de collaboration, mais bien plus un ajustement progressif des uns aux autres".
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Vous pouvez retrouver l'intégralité des articles de Rosa Bortolotti et de Bruno Michon, ainsi que les autres articles de ce numéro via le lien de la revue ci-dessous.